Crucifixion Quentin Metsys (c.1466-1530) |
Ô Croix, unique espérance! Vexilla Regis
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Le Christ immolé au Père vient de mourir. A sa droite la Vierge douloureuse, le visage détourné, les mains jointes mais lasses, tandis que son grand voile bleu signifie la fidélité absolue, c'est-à-dire la Foi. Elle est avec son Fils dans une posture qui semble dire qu'elle est elle-même, spirituellement en tout cas, sur la Croix. Aussi, elle ne regarde pas vers la Croix, mais avec la Croix vers la terre, tandis que sa tête incline dans le même mouvement que celle de son fils qui vient de tomber : elle est corrédemptrice. A la gauche saint Jean, en contraste, a le visage levé vers le Christ, et les mains jointes et élancées vers lui, il est la dévotion et le zèle. Il n'est pas sur la Croix, mais il la contemple de toute son âme, il s'élance vers elle, et son grand habit rouge dit qu'il est la Charité. Enfin, sainte Marie-Madeleine agenouillée au pied de la Croix, effondrée et élancée à la fois, dont le bras prolonge le mouvement et la texture de la Croix. Elle fait corps avec elle, et semble à la fois soulever la Croix vers le ciel comme un étendard et à la fois retenir celui qu'elle aime. Mais elle ne le peut pas, pas plus qu'elle ne le pourra au matin de Pâques ("ne me touche pas"). Drappée de gris, elle est la Pénitence, faisant le lien - dans l'axe vertical - entre la terre et la Croix, et - dans l'axe horizontal - entre la Foi et la Charité. |
Programme
du concert |
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Vexilla
Regis prodeunt ............................................................................................................ grégorien Vexilla Regis prodeunt .......................................................................Guillaume Dufay (1397-1474) Ecce lignum / Popule meus...................................... grégorien / G. P. da Palestrina
(1525-1594) Adoramus te / Crucem tuam.............................................Anonyme Montecassino
(c.1490-1562) Crux fidelis.....................................................................grégorien / G. P. da Palestrina (1525-1594) Ecce lignum + Crux fidelis................................................................ Adrian Willaert (c.1490-1562) O Crux Ave ...................................................................................Cristobal de Morales
(c.1500-1555) Stabat mater .........................................................................................G. P. da Palestrina (1525-1594) |
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Présentation
du programme |
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Croix de lumière Qu’y a-t-il de plus beau que la Croix ! L’exclamation semble forcée, outrée, provocatrice et littéraire. Certes la Croix est belle, lorsqu’elle est peinte par Fra Angelico dans le silence contemplatif du couvent de San Marco, sublime lorsque exaltée par Giotto sous la voûte de « l’église haute » d’Assise, ou encore pénétrante dans la violence du retable de Grünewald. Oui, la Croix des poètes, des peintres, des musiciens, ou celle des chemins, est belle, d’une beauté démarquée. Mais l’est-elle encore lorsqu’elle est dessinée dans notre chair et notre âme par un destin implacable qui n’a pas l’élégance de l’art ni l’indulgence des choses de l’esprit. La Croix qui frappe tout un chacun est d’une violence inouïe, inacceptable, injuste et inadmissible, hurle le révolté, qui n’a, en cela, pas tort. Pourtant, oui, elle est encore belle – et puissamment belle – dans cette inadmissible violence, répond unanime la tradition chrétienne. Que faire de cette réponse à l’envers ? Sont-ils donc fous ? Où donc est le sens ? La Croix des douleurs est belle, belle entre tous les arbres - douceur des clous, tendresse du bois, chante la liturgie. Dolorisme ! rétorque l’incrédule, qui juge à l’aune de sa propre limite qui est, ma foi, très immédiate. Amour, répond l’homme de Foi, car en effet - et il va un peu vite en répondant aussi radicalement, mais l’amour ne souffre aucun retard – ce n’est pas tant la Croix en tant que telle qui est belle d’une beauté unique, que la Foi qui en contemple l’au-delà. En effet la Foi inverse le rapport à l’évidence ou du moins le transfigure, et en particulier l’inacceptable et injuste souffrance. Non pas que la souffrance devienne joie ou douceur en elle-même, bien sûr que non, mais dans le lot de délivrance et d’amour qu’elle porte avec elle, elle permet un amour que la joie ne permettait plus – depuis la désobéissance d’Adam - un amour plus grand, un amour qui ne connaît pas de plus grand amour que celui de donner sa vie. Croix de vie Douceur, oui, d’un amour qui est plus fort que la mort, non pas uniquement sous la plume du poète, mais jusque dans la chair d’un Dieu. Fallait-il donc que le Christ souffrît pour aimer, est-ce ça ? Non, mais il fallait qu’il souffrît pour rejoindre la révolte de l’homme, et réveiller en lui l’intelligence subtile du cœur, les manières du cœur, la sagesse du cœur. L’homme souffrait, l’homme était mort depuis sa prétention absurde à contrecarrer la volonté divine, il souffrait de son propre vouloir, de son amour propre, c’est un fait. Il fallait donc que le Christ le rejoigne, le dépasse même, dans sa révolte, entre dans sa tombe, et retourne la mort en amour, qu’il aille chercher cette jeune fille qui n’est point morte mais qui dort, ce fils de Naïm, ce Lazare qui sentait déjà. L’homme a tendance à ne plus savoir ce qu’ « aimer » veut dire, depuis que l’égoïsme est venu revêtir, à s’y méprendre, les habits de l’amour. L’homme est mort et il ne le sait pas, ne le croit pas. Il fallait donc que le Christ mette à nu l’égoïsme totalement, et totalement à nu l’amour aussi, afin que dans leurs vérités réciproques, face à face, ces deux se regardent et reconnaissent sans fard ni peau de bête, ce qu’ils sont. Il fallait donc qu’il aime tant pour accepter de souffrir tant – au-delà de l’acceptable ! Ô belle Croix qui montre sans détour le bel amour. Ô croix aimée des martyrs, des saints, des artistes, des poètes, de musiciens… des hommes, enfin, altérés d’amour vrai et nu : ô Croix unique espérance ! Ce modèle scandaleux de la Croix est le plus pertinent de tous les sermons que le Messie a jamais fait, et si tous n’ont pas entendu la rhétorique escarpée du discours sur la Montagne, le silence du mort sur le Golgotha raconte, à chacun qui a un cœur, une langue implacable. Aussi, le centurion lui-même qui vient de percer ce cœur pour être sûr d’avoir atteint la mort, le service accompli, traverse ce soir-là l’évidence, et redescend de la montagne du crâne, ayant en effet percé le cœur du Mystère : vraiment celui-ci était le fils de Dieu ! La voilà, la beauté indomptable de la Croix. Croix adorée Aussi, dans la tradition qui a goûté avec cette pertinence-là à la joie du Cœur de Dieu, le répertoire de la semaine sainte est certainement le plus beau, le plus poignant, le plus saisissant ! Mais au cœur de cette semaine sainte, démarquée parmi cette beauté, la cérémonie de l’adoration de la Croix du vendredi saint est un sommet au-delà duquel il n’y plus rien – plus rien que le Ciel ! La cérémonie commençait avec le chant solennel de la Passion à travers le récit du disciple bien-aimé, Passion selon saint Jean. Après celle-ci, la liturgie procédait aux grandes oraisons, prières véhémentes pour tous les hommes, détaillés ici à travers leur différentes fonctions et nécessités. Enfin, après le chant de la Passion et des grandes oraisons, on emmenait solennellement la Croix voilée (depuis le 1er dimanche de la Passion en signe de deuil) de la sacristie où on l’avait cachée jusqu’au centre du sanctuaire. Là, dans une cérémonie d’une beauté inouïe, héritage de la basilique Sainte-Croix de Jérusalem à Rome où sainte Hélène avait ramené les reliques de la vraie Croix du Seigneur, on dévoilait lentement le crucifix, en trois étapes successives tout en gravissant les trois marches de l’autel : d’abord un bras, puis l’autre bras, enfin la Croix tout entière était montrée aux fidèles L’ostentation montrait l’évidence prosaïque, et pourtant c’est un flot de beauté qui apparaissait au regard de chacun et submergeait le cœur de reconnaissance. Commençait alors une grande procession, ponctuée de trois prostrations solennelles depuis le fond de l’église, où tous, pieds nus en signe d’humilité, venaient adorer la Croix et poser les lèvres sur le bois par lequel ils avaient été sauvés.
Croix chantée Et pendant cette procession solennelle d’une gravité unique dans tout le cycle liturgique, on chantait des pièces d’un éclat aussi élevé que le Mystère l’exigeait : les fameuses « Impropères », c’est-à-dire littéralement les reproches. Le Christ sur le bois de la Croix, en effet, adresse, à travers ces antiennes et hymnes, des reproches plein de tendre véhémence à chacun des hommes, reproches d’une beauté poignante et surnaturelle, propre à réveiller les morts : est-ce par ce que je t’ai fait sortir d’Egypte que tu as érigé une croix à ton Sauveur ? Ô mon Peuple, que t’ai-je fait ? Réponds-moi ! Tous se taisent face au reproche, et processionnent en silence, tandis que les chantres donnent leur voix à Celui qui est mort pour eux. Seule la Croix apparaît alors, élevée sur le faîte du monde, montrant royalement comment Dieu aime ! C’est uniquement ce moment central de la semaine sainte, ce sommet de la cérémonie du Vendredi saint que ce programme de concert a souhaité évoquer. Et curieusement – à l’encontre même de ceux qui auraient pu imaginer, faute de mieux, une complaisance doloriste et un répertoire larmoyant – la tradition catholique est ici royale, majestueuse, fière, lumineuse. Croix de louange D’abord le Vexilla regis, hymne composée par saint Venance Fortunat (c.530-601), où la Croix est dite étendard royal, emblème majestueux que David a annoncé lorsqu’il a chanté que Dieu allait régner par le bois. Guillaume Dufay, recevant l’héritage de la tradition grégorienne, y ajoute simplement deux voix. Suivent les Impropères, à proprement parler. Le motif grégorien est lui aussi maintenu de manière emblématique et dans une grande révérence par Palestrina. Ecce lignum – Voici le bois de la Croix : cela commence par une ostentation de l’instrument du Salut dans sa plus pure objectivité, après laquelle l’acte de Foi proclame solennellement par trois fois, en grec et en latin, les deux langues sacrées de l’Eglise, la Sainteté, la Puissance, et la Transcendance de celui qui y est suspendu. L’écartèlement entre l’évidence et la Foi déploie ici son oxymore magnifique. Alors, sur ce bois et dans cet écartèlement entre l’évidence et la vue de la Foi, le Christ commence à formuler ses reproches à ce peuple qui le contemple, en reprenant tous les grands moments de l’histoire sainte, de la traversée de la mer rouge jusqu’à la terre promise, en plaçant en parallèle les moments de la Passion. Giovanni Pierluigi da Palestrina laisse une large place à la citation grégorienne qui est d’ailleurs si belle et à laquelle il convient de laisser sa pertinence, tandis qu’il ponctue à chaque fois la pièce, comme d’une litanie, avec le verset Popule meus à quatre voix ou, de même, l’acclamation solennelle Hagios o Theos, où le peuple racheté professe la divinité de celui qui n’a plus de visage. Pour le besoin du concert, nous écourtons le chant, mais citons tout de même l’intégralité du texte dans le livret, qui est d’une beauté insigne.
Après les Impropères, la liturgie du Vendredi Saint poursuit avec différentes pièces de vénération et méditation sur la Croix. L’antienne Adoramus te, ici dans la polyphonie du Codex Montecassino (15e siècle), exprime magnifiquement la révérence et la solennelle gravité qui caractérisent la place que la Croix occupe dans le cœur du chrétien : la Croix est adorée, parce qu’elle est le moyen exemplaire et irremplaçable par lequel le Salut a reconquis le pécheur qui, sans elle, était voué à l’enfer. Suit l’hymne, si belle – elle aussi composée par saint Venance Fortunat – du Pange lingua (Crux fidelis), où l’orant chante la douceur du bois, des clous, la beauté de la fleur et du fruit du nouvel arbre de vie, planté au sommet du Golgotha. Adrian Willaert, dans le motet Ecce lignum, réalise une sorte de condensé de toute la cérémonie de l’adoration de la croix, en formant une prima pars de l’ostentation du commencement et une seconda pars du refrain du Crux fidelis qui en est comme la fin. Dans le Vexilla Regis, la sixième strophe, salue la Croix comme espérance unique. Et en effet, sans la Croix, l’homme pécheur n’eût eu aucune espérance d’entrer dans la vision béatifique et de posséder la vie éternelle. Mais avec elle, tout devient facile et lumineux. Alors Cristobal de Morales s’enthousiasme, et forme un motet de cette seule strophe tirée de l’hymne du Vexilla regis : Salut ô Croix, unique espérance. Enfin, plus fort encore que l’oxymore de la Foi en l’invisible évidence qui va jusqu’à adorer le Croix, c’est l’amour de la Croix – amour qui ne peut qu’être surnaturel – qui en est le sommet. Et cet amour ne saurait être accessible, s’il ne se tenait tout près d’elle, debout, silencieuse et exemplaire, la mère du bel amour. C’est par elle seulement, mère dont le cœur est transpercé, que le chrétien ose atteindre à la générosité mystique qui va jusqu’à demander de souffrir avec et pleurer avec, afin de partager l’intimité de celui que l’on aime et par là la gloire du Paradis. Le Stabat mater, chef d’œuvre de poésie, de théologie, de spiritualité, composé par le franciscain Jacopo da Todi (c. 1230-1306), est médité par Palestrina à travers un double chœur qui de chaque côté de la croix rivalise de louange et de supplication, comme les deux Chérubins devant le trône de l’Agneau, tandis que la Femme – muette, humble, effacée mais debout - écrase de son talon la tête du serpent.
Croix aimée Et toutes ces musiques passent les musiques. Elles témoignent puissamment, à travers leur transparence même qui est bien au-delà des larmes, d’une vision de la Croix à laquelle, assurément, la modernité n’arrive plus à atteindre, mais qu’elle envisage pourtant lorsqu’un Palestrina, un Morales ou un Willaert viennent la lui suggérer si puissamment. Oui, la Croix est belle, parce que, sans détour, elle montre comment Dieu aime ! Aussi, puisque la mort pose son voile de tristesse sur toutes les choses aimées et jusqu’aux plus chères, nos pères n’ont eu de cesse de déjouer la marque de mort qui attriste l’amour, en gravant à l’inverse le signe de Croix partout, et jusqu’aux plus prosaïques réalités : sur le front, sur la poitrine et sur les épaules, au faîte des églises et des cathédrales, sur les montagnes les plus hautes et dans le vallées les plus profondes, sur les nouveaux-nés et les agonisants, sur les chemins et les routes, sur le bétail, sur les cultures et les champs, sur les mariés, sur la veuve, sur les malades et les bien-portants, sur les linteaux des portes, sur les cimetières, sur le blé et la vigne, sur la pluie et la grêle, sur les drapeaux, les sociétés et les belles réalisations humaines, sur le feu, l’eau, la terre et le vent, … sur tout ce qui, par sa seule existence ne semblait rien, et depuis la Croix, est appelé à raconter l’Amour infini de Dieu. |
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© Bertrand Décaillet | ||||
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