Les pages de l'Evangile à travers les polpyhonies de la Renaissance |
Programme
du concert |
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Liber
generationis Jesu Christi..................................................
Josquin
Desprez (1440-1520)
Généalogie, Matt. 1.1-16 Ave Maria.............................................................................................................................. grégorien Salutation angélique, Luc 1, 28 & 42 Nolite
solliciti esse.....................................................................
Clemens
non papa (1510-1556) Amen, Amen, dico vobis ..................................................................................................
grégorien Videns
Dominus..............................................................................
Adrian
Willaert (1490-1562) Si
quis sitit, veniat et bibat ..............................................................................................
grégorien Erat
autem Jesus fatigatus.....................................................
Jacquet
de Mantoue (1483-1559) Ego sum panis.......................................................................................................................
grégorien Nam et catelli............................................................................................... anonyme
italien 15e s. Qui
vult...................................................................................................................................
grégorien Stabant
autem iuxta
crucem............................................
Cristobal
de Morales (c.1500-1553) Mandatum
novum..............................................................................................................
grégorien Maria
Magdalene et Salome et Jacobi.............................
Alessandro
Coppini (1465-1527) Qui
me misit..........................................................................................................................
grégorien In
principio.......................................................................................
Josquin
Desprez (1440-1520) |
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Présentation
du programme |
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Elle avait une sœur nommée Marie,
qui, se tenant assise aux pieds du
Seigneur, écoutait sa parole. Mais Marthe était fort occupée à préparer
tout ce
qu’il fallait ; et s’arrêtant devant Jésus, elle lui dit :
« Seigneur,
ne considérez-vous point que ma sœur me laisse servir seule ?
Dites-lui
donc qu’elle m'aide. » Mais le Seigneur lui
répondit : « Marthe,
Marthe, tu t’empresses, et tu te troubles dans le soin de beaucoup de
choses ; cependant une seule est nécessaire. Marie a choisi la
meilleure
part, qui ne lui sera point enlevée.
S.
Luc. 10 , 38-42
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Chanter l’Evangile L‘Evangile est une louange ! L’assertion pourrait sembler simplement poétique, mais elle est infiniment plus que cela. L’Evangile est une louange et il s’est donné tel dans toute l’histoire chrétienne. L’Evangile a été chanté solennellement dans la liturgie entre les acolytes porte-cierges et honoré de l’encens, bien avant d’être éventuellement lu individuellement sur une table de travail à la lueur des chandelles de bibliothèque. C’est que la Charité et le cœur d’un amant ont chanté et bu les douces paroles de l’Evangile, avant que l’intelligence du théologien – elle aussi bien sûr ! – ne s’en soit nourrie.
Père, dites-nous l’Evangile Au-delà de la « lecture » liturgique et publique de l’Evangile, il y a une conception laudative de l’Evangile qu’assurément la modernité a perdue de vue : l’Evangile est vivant. Non pas que le texte évolue, ou qu’il soit sujet à mille interprétations renouvelables à souhait, mais il est plus qu’un texte et beaucoup plus qu’un livre : l’Evangile est Quelqu’Un qui est vivant ! Et voilà pourquoi la réception de ce « texte » passe d’abord par le cœur de louange : c’est quelqu’un que l’on reçoit comme un Prince, un Roi, un Dieu - et que l’on écoute comme Madeleine, bouche bée et sans nuance, en lâchant toutes les tâches de ce monde... Dans cette perspective la bonne Parole qui va de bouche à oreille et de cœur à coeur – le coeur du Maître sur lequel le disciple a posé son oreille – a été chantée pour être infiniment plus qu’un enseignement ordonné à la correction morale ou intellectuelle de celui qui l’écoute ! Par la voix de son Verbe, le Père est éternellement glorifié, et par ce même Verbe l’humanité est entrée dans la vocation de louange du Fils – et voilà que celui qui écoute l’Evangile en devient le témoin exclusif. Chanter la vie de Jésus-Christ sous le regard du Père tout au long des siècles, voilà une des missions premières de l’Eglise et partant le sens du chant liturgique de l’évangile. L’Evangile est une louange infinie qui a pour fin la joie du Père ! Au Moyen Age, lorsqu’en chemin on croisait un prêtre, on lui disait : « Père, dites-nous l’évangile », et le prêtre s’arrêtant récitait par cœur une page que tous connaissaient – le prologue de saint Jean – comme une hymne de gloire dont il convenait de répandre partout, et jusqu’à la faune et la flore mêmes, la jubilante beauté. Une lecture contemplative et liturgique Aussi, est-ce comme une louange d’abord, que toute notre histoire occidentale a “lu” l’évangile et cela uniquement (essentiellement) dans le rituel liturgique, en tournant chaque jour une grande page enluminée d’évangéliaire sur l’ambon, entre les cierges signifiant la lumière de la Foi, accompagné de l’encens signifiant l’ardeur de la Charité, et tourné vers le transept nord, car la Bonne Nouvelle souffle du midi vers le septentrion afin de réchauffer le monde – l’Espérance ! Et à chaque fois, le soleil s’est levé et couché sur la même page, avant que l’on entreprenne, le lendemain, une autre page du Saint Livre. Le savant dévore un texte et en rassemble la totalité, le contemplatif au contraire prend le temps de déguster à l’infini trois mots décisifs et éparpille les convergences dans de longs silences. Il embrasse la totalité dans la profondeur non dans l’abondance. Il n’épuise jamais le texte, il le laisse chanter ! Entre la proclamation liturgique dans le chant et la langue sacrée, et le livre d’étude, voire le livre de chevet… il y a assurément deux méthodes de « lecture » qui certes ne sont pas exclusives, mais qui procèdent de manière radicalement différentes et ne cherchent pas la même fin. Et si la seconde était nécessaire à la science théologique et à l’apologétique, il convenait surtout que la louange reste la grande maîtresse de la lectio divina pour l’homme de prière. On a quelquefois reproché à l’Eglise de n’avoir pas encouragé la lecture de l’Ecriture. Faire ce reproche est un anachronisme terrible et un oubli symptomatique d’une certaine vue des choses, ne retenant comme pertinente que la lecture individuelle et studieuse. Assurément il est vrai, l’Eglise n’a jamais préféré le cabinet d’étude au chœur de louange, et ce n’est que par souci de maintenir très en avantage celui-ci, qu’on a pu percevoir sa réserve effective sur celui-là. Hélas, la modernité a pour ainsi dire totalement oublié la louange pour ne retenir que l’enseignement. Aussi on a envisagé l’évangile comme un livre d’étude, et ce jusque dans la liturgie elle-même. Il fallait donc lire beaucoup plus de textes dans l’année, et tout comprendre… Du coup, il nous faut, nous-mêmes, redoubler d’imagination pour envisager à nouveau, au 6e siècle, au 10e, au 16e… toute la portée de l’expression « entendre l’évangile ». Imbriqué dans l’architecture temporelle des jours et des saisons et par là enjoint de passer très lentement et solennellement, l’Evangile a d’abord été reçu dans l’adoration, la prière et l’action de grâces.
Voilà pourquoi il était
essentiellement chanté au cours de la messe, et cela dans l’obscure
langue
sacrée : car il était une louange au Père avant d’être un
enseignement aux
hommes. Il était de ce fait beaucoup moins utile qu’on en comprenne
immédiatement la lettre et le détail, que le cœur trinitaire et la
musique
céleste dans la chorégraphie du sanctuaire. Il n’est pas nécessaire à
l’adorateur, en effet, de définir le contour de chaque mot (il a toute
la vie
pour atteindre à cette compréhension d’ailleurs sans cesse remise à
jour dans
le cycle liturgique), en revanche il lui est nécessaire de saisir sans
délai –
comme Madeleine - qui lui parle. Cette parole est
chantée et sacrée, ou
elle n’est pas. Ainsi lorsqu’elle retentit, on ne comprend certes pas
tout,
mais on comprend une chose essentielle : que tout doit
s’arrêter pour écouter,
et surtout les tâches quotidiennes. Marthe s’étonne peut-être, s’indigne même à raison,
mais le Maître ne
transige pas : Marie "a choisi la meilleure part, elle
ne lui sera pas
enlevée". Un cœur de louange pour entendre le Verbe Mais il faut encore aller plus loin, car c’est beaucoup plus beau que cela ! Si l’Evangile se donne dans son essence comme une louange, c’est donc ainsi qu’il convient de le recevoir : avec un cœur de louange. A ce titre, les myriades d’anges chantant sur la crèche de Bethleem décrivent très exactement comment recevoir le Verbe lorsqu’il se fait chair. C’est ici – dans cette filiations angéliques – que se situent les compositeurs de ce programme de concert. Cristobal de Morales, Adrian Willaert, Josquin Desprez, Alessandro Coppini, Jacquet de Mantoue… ont reçu ces pages en éprouvant l’impérative nécessité de les chanter. Or pour recevoir l’Evangile dans la louange, il faut être un peu comme le ravi des Santons de Provence : que c’est beau, mais que c’est beau, que c’est beau cela , telle phrase, tel mot, tel épisode, tel tableau de l’Evangile !
Certes le ravi nous fait sourire lorsqu’on déchiffre, derrière l’enthousiasme redondant, la personnalité d’un cœur simple voire peut-être superficiel. Pourtant, prenons garde, il est une autre face du ravi, qui a rejoint cette plus haute demeure de la vie spirituelle et que le Christ appelle l’esprit d’enfance. De fait le chrétien n’est-il pas appelé à entrer dans le chœur des anges et passer son éternité à chanter que c’est beau ! devant la face de Dieu ? Voilà donc le terme de la vie spirituelle. Or il est une manière de recevoir l’évangile qui étouffe cette échappée vers les sommets de l’action de grâces et l’esprit d’enfance, une manière réductrice qui risque d’ailleurs d’être induite par une lecture « livresque » de l’évangile. Celui-ci n’est perçu alors que comme un recueil de préceptes et une exhortation morale ordonnée à la correction de l’homme - afin qu’il devienne meilleur. L’évangile est aussi cela sans doute, mais réduit à cela, il n’est qu’un texte édifiant … et la louange étouffe.
Pour atteindre, au-delà du manuel de conduite morale, à cette haute demeure du château de l’âme qui puisse dire avec les anges que c’est beau !, il faut être délivré du tyrannique souci de soi - le moi , sa vie, ses œuvres : l’égoïsme et ses innombrables avatars. Nécessairement le ravi doit être très pauvre. Il faut avoir tout donné pour que tout vous appartienne : la louange est gratuite, généreuse, sans calcul, nécessairement elle est au-delà de soi. Il est vrai néanmoins qu’un amoureux a le souci de plaire à celui qu’il aime et donc de s’améliorer, de se convertir, de devenir meilleur : le souci de soi. Cela est même nécessaire. Mais l’aboutissement de la conversion, c’est après le chemin de Marthe celui de Marie : l’oubli de soi dans le contemplation. Fondamentalement le chrétien ne prie pas tant pour être meilleur, mais s’efforce d’être meilleur afin de prier : le terme c’est Dieu. Pour recevoir l’évangile avec un cœur de louange, il faut atteindre à ce que les auteurs ont appelé la pureté du cœur, cet amour dégagé de tout ce qui n’est pas Lui. Nous retrouvons ici l’esprit de Madeleine perfectionnant infiniment celui de Marthe. Il faut laisser à Madeleine le droit de s’oublier et de chanter sans fin l’action de grâce en son cœur, buvant, jusqu’à en oublier toutes choses, l’essentielle parole du Maître.
Enlumineurs d’Evangéliaire A partir de cette demeure contemplative qui n’appartient plus aux tâches quotidiennes ni à la compréhension commune, Josquin Desprez (1440-1520) chante le Liber generationis, livre de la génération de Jésus-Christ, première page de saint Matthieu, cette longue patience de siècles, ces générations d’espérance, cette chaîne de fidélité à attendre, dans une patience infinie où les générations comptent peu, où chacun n’est plus que la musique d’un nom succédant à un autre, attendant le Nom Sauveur. Que c’est beau cela ! Que c’est beau cet Abraham qui engendre Isaac, qui engendre Jacob… et Jesse et David… , tous re-convoqués à la première page de l’évangile, comme autant de figures prophétiques qui annoncent et engendrent le Christ.
Que c’est beau – poursuit Clemens non papa (1510-1556) lorsque ensuite il parle dans le sermon sur la montagne et qu’il dit, après tant de siècles d’attente et de tribulation : Nolite solliciti esse – Ne soyez inquiets de rien… votre père des cieux sait. Mais il n’y a pas que les paroles, il y a les faits et les miracles. Qu’elles sont belles ! ces larmes – chante Adrian Willaert (1490-1562) – qu’il verse devant le tombeau de Lazare, avant de crier avec une puissance qui est l’exacte contre-jour de la faiblesse des larmes : Veni foras – Viens dehors Lazare ! Et Lazare, après quatre jours, obéit, afin de venir essuyer ces larmes sur le visage de celui qui est la Consolation du monde.
Il y a la soif du Royaume, et il y a la faim de Dieu. Le pain des larmes est devenu pain de vie, lorsque l’humilité de la Cananéenne mendie à la table des fils du Royaume les miettes que l’on ne saurait refuser aux petits chiens. C’est un fervent anonyme du 15e siècle italien qui chante cette page de saint Matthieu, et nous avons voulu, au cœur de ce programme, faire précéder cette polyphonie à trois voix d’une mise en perspective du chant liturgique de l’évangile, en donnant une petite illustration de ce qu’était effectivement le chant quotidien du « Saint Evangile » réservé au diacre au cours de la messe. Dans le cours de l’année cette page de la Cananéenne était chantée lors la messe du jeudi de la première semaine de carême, alors que la privation du pain de la terre commençait à creuser la faim de celui des anges.
Après les douces paroles, après les miracles, après l’eau du puits et le pain de vie, voici l’Heure du calvaire. Que c’est beau ! chante Cristobal de Morales, cette mère donnée à un fils et ce fils donné à une mère, tandis que meurt le Salut du monde.
Et puis juste après, que c’est beau ! ce lever de soleil que chante alors Alessandro Coppini (1465-1527), lorsque les trois Marie de Pâques viennent de grand matin recevoir l’annonciation du tombeau vide, avant d’aller enfanter la Foi au cœur des apôtres.
Que c’est beau ! chante enfin Josquin Desprez, ce Verbe de Dieu, qui est l’éternelle Louange du Père, et qui néanmoins s’est fait chair, habitant parmi nous jusqu’à la consommation des siècles, afin que nous soyons enfantés d’une filiation divine , et que chante jusqu’à la fin du monde – plein de grâce et de vérité – l’Evangile.
Cette dernière page est la première de saint Jean, son prologue, et, étant lue en silence à la fin de toutes les messes exactement dans le même esprit que ces demandes adressées à un prêtre au hasard d’une rue – elle est appelée « le dernier évangile ». C’est que, à la fin comme au commencement, le silence est le couronnement nécessaire de toute louange. Saint Jean lui-même termine son évangile en précisant que « Jésus a fait encore beaucoup d’autres choses ; et si on les rapportait en détail, je ne crois pas que le monde même pût contenir tous les livres qu’il faudrait écrire ». |
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© Bertrand Décaillet | ||||
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