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Adventum Domini


























Evangéliaire d'Averbode (ms. 363, f° 17), XIIe s












Il sera connu entre deux animaux

Habacuc

Le mystère de la Nativité est représenté en deux registres superposés qui se commentent mutuellement. Le premier, sur fond d'azur, figure le plan eschatologique (du point de vue de Dieu) et montre une nuée d'anges qui contemplent éternellement l'enfant Jésus couché dans une étable, sous le souffle de l'âne et du boeuf. Les prophètes Habacuc et Isaïe encadrent la scène. Le phylactère que tient Habacuc porte l'inscription "In medio duorum animalium cognoscetur - Il se révèlera entre deux animaux".
Dans le second registre, le même mystère est représenté du point de l'homme et de l'histoire : sur fond d'or, la Vierge et saint Joseph sont comme séparés de l'enfant par une courtine entr'ouverte qui semble le cacher : le mystère est vu dans la foi, en attendant la vision qui est dans le premier registre, et dont le fond or annonce néanmoins l'imminence.
Les deux plans s'épousent précisément à Noël…







Programme
du
concert

I – AVENT

Rorate caeli desuper............................................................................................................. grégorien
cantique
Ave Maris stella............................................................................................... G. Dufay (1397-1474)
hymne
Alleluia Laetatus.....................................................................................................................grégorien
alleluia -  2e dimanche de l'Avent
Rosa fragrans.................................................................................................anonyme anglais 13e s.
motet
Ave Maria..................................................................................................................................grégorien
offertoire - 4e dimanche de l'Avent
Mariam matrem...............................................................................................................Livre vermeil
motet
Ecce Virgo concipiet.............................................................................................................. grégorien
communion - 4e dimanche de l'Avent
Stella splendens...............................................................................................................Livre vermeil
motet

II – MESSE DE NOEL

Puer Natus................................................................................................................................grégorien
Introït – messe du jour de Noël
Kyrie - missa Hercules dux Ferrariae......................................Josquin Desprez (c.1440 - 1521) 
ordinaire
Gloria - missa Hercules dux Ferrariae.................................................................Josquin Desprez 
ordinaire
Viderunt omnes......................................................................................................................grégorien
répons graduel – messe du jour de Noël
Alleluia Dies sanctificatus..................................................................................................grégorien
alleluia – messe du jour de Noël
Tui sunt......................................................................................................................................grégorien
offertoire – messe du jour de Noël
Sanctus - missa Hercules dux Ferrariae.............................................................Josquin Desprez
ordinaire
Agnus Dei - missa Hercules dux Ferrariae........................................................Josquin Desprez
ordinaire
Viderunt omnes......................................................................................................................grégorien
communion – messe du jour de Noël
Jesu Redemptor omnium....................................................................................................grégorien
hymne des vêpres de Noël











Présentation
du
programme
Pense donc ! Le Verbe s'est fait chair,
et les journalistes de ce temps-là n'en ont rien su.


Journal d'un curé de campagne, G. Bernanos





L'âne et le bœuf

Il était attendu comme le Messie – c'est le cas de le dire – et pourtant personne n'en a rien su ce jour-là – pas même les journalistes, dit le curé de Torcy dans le Journal d'un Curé de Campagne de Georges Bernanos. Pourtant, il n'y avait pas de raison de ne pas mieux réussir l'entrée de Dieu dans l'histoire, de ne pas mieux en soigner sinon la gloire du moins la décence, d'en faire au moins quelque chose d'acceptable, ce que tout le monde était en droit d'attendre  : une naissance digne et humaine. Au lieu de cela, il y eut donc ce Dieu qui, lorsqu'il s'est fait homme, n'a pas eu ce que l'on ne refuse à aucun homme, mais une étable, de la paille, du froid et de l'indifférence – une vraie misère ! Ce dernier trait, lorsqu'on reconsidère les choses à l'aune de la mesure humaine, assurément nous amène à conclure : une telle mise en scène n'a pas été bien pensée ! Nous aurions mieux fait, nous. Tout est là. Oui, si l'homme avait dû imaginer l'incarnation de Dieu, il aurait sûrement mieux réussi, remplacé l'âne et le bœuf par des soleils, l'étable par un palais, les bergers par des rois, et les rois par des peuples unanimes. Assurément cela n'a pas été pensé de main d'homme, si j'ose dire.


Et pourtant. Lorsqu'on considère, après 20 siècles de christianisme, ce qu'évoque la Noël dans notre culture – dans nos cœurs – quelle tendresse, quelle poésie, quelle lumière ! Une indéfinissable beauté envahit cette naissance nimbée de nuit et de pauvreté, naissance reléguée, ignorée, inconnue et gorgée d'un silence que des myriades d'anges viennent remplir de louanges uniquement pour la joie ébahie et privilégiée d'une poignée de bergers. Quelle beauté paisible et fragile dans cette chair rose et bleue d'un Dieu que le froid saisit dès le premier souffle, et qui se détache sur un fond de museaux ruminants offrant tour à tour la chaleur de leur haleine rêche et l'inconscience de leur regards innocents. Dieu ne pouvait pas descendre plus bas dans la chair ! Il y a là-même l'indice que cette "folie de Dieu", opposée de plein-fouet à toute sagesse humaine, correspond peut-être plus viscéralement encore à ce que notre cœur, secrètement, attendait sans oser y croire. Oui, secrètement, l'abîme de notre cœur n'en attendait peut-être pas moins de Dieu, un vrai Dieu qui soit digne de ce nom, toute la création – nous le savons aujourd'hui – en était avide. Ainsi, si la croix scandaleuse est difficile à aimer en tant que telle, spontanément la scandaleuse crèche, portant en elle quelque chose de non moins inadmissible, est, pour l'incroyant même - mais ô combien pour le croyant - inexorablement aimable !





Enfance de Dieu

A partir de ce commencement-là qui disqualifie tout calcul, s'est développée une esthétique proprement chrétienne remettant radicalement en cause les canons de l'antique beauté, celle de la gloire des batailles, des arcs de triomphe et des lauriers de César, mais aussi corrigeant singulièrement la gloire religieuse entrevue dans l'ancienne alliance, au milieu de la foudre et des éclairs sur le terrible Sinaï. La gloire de Dieu, lorsqu'il se fait homme est donc… de ne pas paraître ! Mieux encore : de se cacher avec un soin proprement divin afin de mieux emplir de sa présence la demeure des hommes. Un beau cantique de Fête-Dieu du 17e siècle espagnole illustre à merveille l'esprit de cette esthétique émancipée sur le cœur de la théologie la plus pertinente : Corderito porque te escondes – Petit agneau, pourquoi te caches-tu? Porque nel pan… Pour que dans le pain, les hommes me mangent.



Inutile donc de chercher dans la musique, la peinture, la sculpture chrétiennes, une gloire démesurée, tant celles-ci auraient du mal à contenir l'infini qui s'est fait beaucoup plus petit que tout cela. La gloire, lorsqu'elle paraît néanmoins – car l'art ne peut se défaire tout à fait de ses oripeaux d'éblouissement -  semble s'excuser de mentir plus que ne le ferait la seule humilité lorsqu'il s'agit de parler de Dieu. L'art chrétien va ainsi osciller, tout au long de son histoire, de la beauté qui éblouit – la plus prosaïque – vers celle qui ouvre les yeux sur l'au-delà, - la plus subtile et inattendue. Et plus les époques seront spirituelles et profondes, plus cette dernière manière l'emportera, tandis qu'à l'inverse, les périodes les moins profondes seront tributaires du goût de l'éblouissement et de l'effet. Ainsi, il faut bien reconnaître que pour être tous deux de très grands artistes, un fra Angelico est plus spirituel qu'un Raphaël… La musique connaît les mêmes saillies entre monodie grégorienne, polyphonie flamboyante, ou encore motet en trompe-l'œil de l'âge baroque.




Jubilation de l'art

Cependant le christianisme ne s'est pas fait non plus – tant s'en faut! – le défenseur du misérabilisme et de la médiocrité esthétique. Si l'esthétique chrétienne a totalement séparé la beauté de son écrasante tentation d'éblouir, ce n'est pas parce qu'elle aurait nié le déploiement artistique en tant que tel, mais bien parce qu'elle en a transfiguré la limitation inhérente à la matière. La beauté, depuis l'extraordinaire scène de Bethléem n'éblouit plus, elle fait tellement mieux ! Elle ouvre les yeux sur l'invisible, les oreilles sur l'ineffable, et le cœur sur la contemplation paisible. En cela l'art chrétien dans notre histoire, et en particulier l'art liturgique, n'a pas été un pieux accessoire de la prière mais son essence même. Il n'y a pas de liturgie sans art, à tel point que si celui-ci faisait défaut, il ne faudrait pas hésiter à conclure en l'absence de celle-là, de même qu'il ne peut y avoir de christianisme sans incarnation ! Loin d'exalter le misérabilisme, le christianisme est donc venu lui donner vocation à la gloire. Tout cela… c'est Bethléem qui l'a dit, une fois pour toute, Bethléem, dont le nom signifie "maison du Pain". C'était tellement inattendu, tellement incroyable, tellement "scandaleux", que seul Dieu pouvait inventer une telle mise en scène "pour que dans le pain, les hommes me mangent". Mise en scène de l'invisible ! Cela semble contradictoire, et néanmoins voilà l'exacte manière de la science divine, afin de montrer ce qui ne peut se voir, révéler ce qui ne peut se dire, et racheter ce qui était à jamais perdu.





Avent

C'est à cela que ce programme de concert tend de tout son cœur, à cette frontière du visible et de l'invisible. Il y a deux faces et ces deux sont en effet comme le reflet des deux protagonistes du Mystère. D'abord l'homme avec toute son attente désolée. Il avait tant besoin d'un Sauveur, lui que la mort, l'arrogante souffrance, l'insupportable déchéance appelaient vers une autre résolution que la destruction et la désolation. Cette face est marquée par l'attente, attente infinie de Dieu et c'est le temps de l'Avent. Il faut savoir attendre pour voir creuser doucement en soi l'espace infini du désir. Et c'est pour cela que ce temps de l'avent est jalonné d'accents si cordiaux, si profondément humains qui, pour le coup, rejoignent tellement ce qu'il y avait d'attente la plus secrète et la plus inespérée en nous.


 Tel ce chant du Rorate caeli desuper où Isaïe invite les cieux à répandre leur rosée divine afin que la terre fasse germer son Sauveur, cantilène si belle qui dessine sous nos yeux, et sans ambages, les noces du ciel et de la terre. Il fallait oser, tout de même!

On ne peut évoquer ces noces mystérieuses sans aussitôt songer à celle qui, neuf mois durant, a porté en son sein "celui que l'univers ne peut contenir". Dufay, dans son Ave maris stella alternant strophe grégorienne et polyphonie à trois voix, y chante non seulement l'étoile de la mer, celle qui conduit le marin dans la nuit de l'attente, mais aussi la porta caeli - porte du ciel - par la maternité de laquelle tout pécheur, empruntant le même chemin d'humilité que Dieu, est ramené à la gloire.

 
S
eule la jubilation peut renchérir. Et c'est l'Alleluia, Laetatus sum du 2e dimanche de l'Avent, où le psalmiste annonce la joie d'arriver enfin à Jérusalem qui signifie "vision de paix"! Il y a si longtemps que la porte du jardin avait été fermée par l'ange, et voilà qu'à nouveau Dieu va descendre dans sa création pour parler au cœur d'Adam. Pour ce faire, il prend rondement le chemin de l'étable afin de mieux se rendre au Temple.

Encore et toujours le poème de l'attente revient à la Vierge. Ici, elle est une Rose qui simplement livre son parfum et embaume toute la terre. Rosa fragrans, c'est un motet en canon de l'Angleterre du 13e siècle, à la manière toute simple et joyeuse d'une ronde enfantine.

La douceur de l'Ave Maria du 4e dimanche de l'Avent, pièce démarquée et véritable chef d'œuvre au sein du chef d'œuvre, dessine la fresque de l'Ange qui s'incline avec toutes les étoiles du ciel devant la Femme, et lui annonce la folie de Dieu. La Vierge ne s'étonne pas de cette folie, elle la connaît. Elle s'étonne de son humilité… et puis elle comprend. C'est si simple : il a regardé l'humilité de sa servante.

Quelques pièces encore, tirées du livre vermeil (recueil de cantiques de pèlerinage de l'Abbaye de Montserrat) ainsi que la communion du 4e dimanche de l'Avent ne se lassent pas de chanter le Vierge Mère, tantôt étoile dans la nuit, défense contre le mal, protection contre les dangers, mais par dessus tout, mère au-delà les lois déjouées de la nature : vierge et mère de Dieu.




Noël

Après l'attente de l'Avent qui caractérise tout ce que l'homme peut apporter de désir à la crèche, voici l'autre pan du mystère qui est la part de Dieu : la fête de Noël à proprement parler. Ce sont les pièces grégoriennes de la messe du jour de Noël, avec l'introït qui parle de la puissance de cet enfant, le graduel qui chante son empire sur les lieux, l'alleluia son empire sur le jour éternel, l'offertoire son trône englobant le ciel et la terre, et la communion qui insiste  : tous les confins du monde auront vu le Salut de Dieu. Les formules sont brèves, ciselées et denses. Il faut un œil exercé à la ténèbre de la Foi pour pénétrer le dessin de ces pièces éminemment mystiques.

Néanmoins, dans leur contrepoint, les pièces polyphoniques de l'ordinaire (Kyrie, Gloria, Sanctus, Agnus) empruntent à la douceur de l’allégorie, pour tisser comme une tapisserie de compassion à l'œil limité qui, s'il peine à envisager le Père dans sa splendeur incréée, peut néanmoins le considérer à travers le visage de ce Fils fait homme, et notamment ici, sous l’un des attributs majeurs du Fils chanté justement par les pièces du propre de Noël dans le contraste troublant de la misère de la crèche : sa Royauté, son autorité sur les hommes, sa souveraineté sur les coeurs. C’est précisément sous cette métaphore de l’autorité temporelle, dont le principe est propre à Dieu seul (« tu n’aurais sur moi aucune autorité si elle ne t’avait été donnée par mon Père qui est dans le cieux », dira-t-il à Pilate), que Josquin Desprez compose la messe Hercules dux Ferariae ! Il s'agit d'une messe composée à l’honneur de l’autorité d’Ercole, Duc de Ferrare, au service duquel Josquin est employé à chanter la louange de Dieu. Le prince est médiateur de beauté, et à ce titre il est (doit être) image et "sacrement" de l’être divin en la Personne de Jésus venu sur terre pour gouverner les coeurs. Josquin se soumet à cette vision unitive du principe hiérarchique avec une docilité proprement surnaturelle, minutieuse, et pour ainsi dire jubilatoire, lorsqu’il construit toute sa messe sur la musique même de la parole de dédicace. En effet, cherchant en celle-ci les syllabes de la solmisation, Hercules dux Ferarie devient é u é u é a i é, ce qui en musique se dit : ut, ré, ut, ré, ut, ré, fa, mi, ré, mélodie délicieuse et dont la douce obsession, comme une offrande enthousiaste du temporel au surnaturel qui le sauve, investit toute la messe.

Vraiment, Noël a livré un regard sur Dieu que l'homme ne pouvait inventer. Les journalistes dont parle le curé de Torcy ont été déjoués parce qu'ils ont le culte de l'image et le goût de l'effet, tout comme le monde a la fascinations des gloires factices et des auto-promotions arrogantes. Il est un monde en effet où celui qui ne parle pas de soi, ne proclame pas son panégyrique, ne chante pas son mérite, n'existe pas… C'est pour cela qu'ils ne sont pas venus en hordes à Bethléem ce jour-là, les journalistes de ce temps-là. Noël aura été l'exacte contraire de leur attente, avec son prosaïque decorum, son âne, son bœuf et sa paille, et son immense silence taillé dans le froid de la nuit, enseignant à toute notre culture que l'essentiel est invisible, silencieux, insignifiant – et profondément adoré !



©  Bertrand Décaillet






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